i'm trying hard to let go,
it comes and goes in waves.

Une énième soirée où les deux jeunes femmes s'étaient finalement endormies l'une près de l'autre sur le canapé. A parler de tout et de rien, de sujets importants comme de sujets futiles, comme elle en avait l'habitude, de longues soirées de discussion. Et bien sûr, Aly l'avait rassurée, ce n'était pas parce qu'elle s'était fiancée, qu'elle allait se marier et vivre avec Drew que ces soirées entre filles ne continueraient plus, Poppy lui étant beaucoup trop indispensable. Mais en cette matinée, la Bloom devait repartir, et elles ne pourraient alors pas continuer à lambiner, à parler allongées sur le canapé avec les oreillers et sous les couettes comme cela avait été le cas presque toute la nuit. Au lieu de ce programme qui n'arrivait donc pas, Aly avait alors décidé de se rendre au supermarché, son frigo n'étant que trop vide. Si elle voulait manger ce soir, il valait mieux le remplir ce frigo. Quoi que, la soirée dernière, les deux amies s'étaient sans doute nourries pour les deux jours prochains, pas forcément de nourriture saine malgré tout. Mais les courses seraient faites et elle pourrait enfin revenir à sa tranquillité. Tranquillité prévue qui finissait toujours par un ménage intensif, la composition d'une chanson, des réponses à son agent ou par du tri, car au final, elle n'arrivait jamais à rester très longtemps trop immobile et improductive. Après un certain temps passé à se préparer dans la salle de bain avec la brunette et celle-ci partie, elle enfile des chaussures assez confortables et note sa liste dans la cuisine. Assise au meuble bar près d'une fenêtre, le regard voyage entre celle-ci et le bout de papier, se perdant souvent sur le ciel lourd, hypnotisée par les arbres qui dansaient au rythme du vent. Le temps ne serait donc pas clément aujourd'hui mais de toute façon, ça n'avait pas grande importance en cette journée. Soudainement, sa tête se relève lorsque quelqu'un signale sa présence, le heurtoir frappé sur le bois. Elle se dépêche alors, se lève du haut tabouret, sourire aux lèvres, pensant en connaître l'identité, Poppy étant seulement partie il y a quelques minutes. — Did you forg- Mais la phrase est très vite stoppée, car Poppy aurait bien changé s'il elle se trouvait derrière cette porte, qu'elle ouvrit en un rien de temps. — Russet? What a surprise! Mine faussement enthousiaste, faussement ravie de le retrouver là. L'entrée n'est pas totalement ouverte et Aly comble l'espace entre la porte et le mur, son épaule contre ce dernier, signe de méfiance -ou bien d'air froid qui lui donnait quelques frissons-. Sa main est d'ailleurs toujours sur la poignée, au cas où il faudrait rapidement la refermer. Car s'il préférait l'ignorer, elle pourrait en faire de même et elle voulait qu'il le comprenne. — So, what do I owe the pleasure? Am I not a ghost anymore? Aly n'en comprenait pas la raison, mais Rye ne semblait plus vouloir lui adresser la parole, pas même un simple bonjour lorsqu'elle l'avait croisée la dernière fois et il fallait dire qu'elle l'avait en travers de la gorge. Alors quel étonnement était-ce quand elle le découvrit sur le seuil de son appartement. Que lui voulait-il donc? Que venait-il faire ici? — Or maybe you can tell me whatever you have to say another time, when i have time. I'm leaving. Faire ses courses n'était pas si pressé, elle aurait bien eu le temps de lui laisser dix minutes, mais elle n'en avait simplement pas envie, il était déjà bien assez chanceux qu'elle lui parle, quand lui avait décidé de ne plus la connaître.

"i have this terrible urge to be reckless", she says, "and i'm dreadfully frightened of becoming old and having no memories at all."
"and i know climbing forbidden fences is wrong, so i'll stick to falling in love with the wrong people and falling off metaphorical trees. I am just dying to something worth remembering."
"i suppose there is not logic, no really", she says, "only that if I bleed now, I'll have a lifetime left to heal."

Il fixe son téléphone portable furieusement dans l'espoir que Colt puisse ressentir sa virulente exaspération à l'autre bout des messages laissés sans réponse. Et si ce n'est pas le cas, il devrait. L'habitacle de la Chevrolet (celle de son frère, pas qu'il ait strictement besoin de savoir ça) est tiède, mais c'est l'irritation qui lui tient chaud. Elle s'invite sous son blouson, pulse sourdement contre sa clavicule et ne demande qu'à ruisseler le long de ses canines. Le pire, c'est la fine particule d'angoisse qui éclabousse toutes les parcelles de son sillage. Rye est d'un naturel impatient, paramètre exacerbé par un gut feeling qui se veut gueulant et impossible à faire taire. C'est toute l'entièreté de son abdomen qui gronde l'incongruité de la situation, et il maudit Colt une fois de plus pour continuellement expérimenter avec la solidité de ses nerfs et, pour la mesure, sa sobriété australe aussi. Si l'impatience de Rye a toujours été dévorante, il n'a jamais été anxieux. Par habitude plus que par disposition, par conviction et par la force de sa volonté, l'anesthésie a été progressive. Dans la gamme complète des émotions négatives, il la classe au bas de l'échelle, parmi les moins nobles de toutes, à la fois stérile et incommodante. Le manque de pratique a rendu la vague d'agitation encore plus abrasive, un poids encombrant qu'il a balancé arbitrairement d'une main à l'autre avant qu'il ne vienne se loger dans son estomac, lourd comme une pierre. Avant qu'il n'ait le temps de changer d'avis, Rye s'extirpe du pickup et découpe sa silhouette sombre contre le ciel maussade, les poings enfoncés dans les poches. La décision est foncièrement égoïste - il a au moins le mérite d'en être conscient - mais, quitte à s'inquiéter, quitte à se faire rattraper par la gravité, il est seulement logique de diffuser la masse en la scindant en deux. Le même raisonnement bancal le conduit droit à frapper à la porte de celle qui serait le plus susceptible d'en accepter un fragment. Aly répond toute parée de sarcasme indolent et, minus les circonstances, ça devrait le faire sourire. A la place, impassible, le stoïcisme de la sculpture hellénique, le plaisir qu'il ressent à faire éclater sa bulle d'insouciance doit sûrement être malsain, mais, dans son aigreur, il ne parvient pas à le ravaler. Incérémonieux dans solennité, il la coupe sans vergogne.  "Have you heard from Colt lately?" Le ton est matter-of-fact, les traits figés dans une neutralité granitique. La question est majoritairement rhétorique (pas qu'elle ait strictement besoin de savoir ça) parce que les chances qu'elle ait effectivement eu de ses nouvelles - et pas lui - sont infimes. La surprise qui brouille son profil confirme ses suppositions. "You didn't." Sous la placidité glaciale, l'affirmation sonne comme une accusation, le sous-texte si tangible qu'on pourrait le trancher au couteau. Ça, les dents serrées un peu trop tard, il le regrette un peu, parce qu'il n'a pas le droit de placer la responsabilité des actions de Colt sur les épaules d'Aly. L'excuse est toute trouvée, si fréquemment employée qu'il la garde toujours à portée de main. Rye n'a jamais prétendu être juste, ou bon, ou noble; il porte sa transparence comme absolution. La réputation fait tout le travail à sa place, défonce les portes approximativement trois quarts de secondes avant lui. Si t'as pas écouté, c'est plus de son ressort. "He's been missing for at least three days. No one knows where he is or what he's up to." Business-like et expéditif, il lui montre que l'échange est transaction, rien de plus. "I was going to ask you to help me find him but if you don't have the time- Well, I wouldn't want to keep you from your busy schedule, who cares if he's dead in a ditch." Il laisse les mots s'écraser aux pieds d'Aly, toujours blottie dans l’embrasure de sa porte d'entrée, et il s'en va sans lui laisser le temps de réagir. Les pas qui le mène à la Chevrolet sont décidés. Quand il s'y adosse les bras croisés sur son torse, il a déjà conclu qu'il lui laisserait trois minutes pour venir après lui, pas une de plus. Rye est impatient et inquiet, et ça le rend injuste. Mais Colt ne daigne pas montrer de vie et c'est pas normal.